« Quiconque veut trouver quelques bons mots n’a qu’à dire beaucoup de sottises. » (Jean-Jacques Rousseau, philosophe et promeneur solitaire)
Cela fait quelques temps qu’avec des amis et collègues, nous tournons comme des souris dans du beurre fondant pour tenter de trouver une alternative à cette expression fortement connotée et souvent rejetée « d’entreprise libérée ». Ce rejet est d’autant plus surprenant qu’on nous répète à qui veut l’entendre que les entreprises sont des émanations du libéralisme et ne fonctionneraient à plein régime que dans un système du même nom. Ainsi, ne semblerait-il pas naturel que toute disposition menant à plus de liberté devrait être non seulement bien accueillie mais surtout mise en pratique séance tenante. Or il n’en est rien. Cette question, je dois l’avouer me taraude ; non pas la dissonance cognitive au demeurant plus philosophique qu’autre chose mais le fait que devant des montagnes d’informations, des vallées entières de travaux de recherche pour ne rien dire des très nombreux affluents d’expériences concrètes allant dans le sens de cette « libération » et menant à la prospérité, la très grande partie des entreprises et des administrations refuse toujours de s’engager à « libérer » leur organisation.
« Il n’y a pas que les mots pour la compréhension, mais un mot juste parfois peut tout changer. » (Gilles Léveillée, écrivain)
Et tout d’un coup ce matin, comme Saint Paul, Archimède ou Newton (notez le bon voisinage), j’ai eu comme une illumination. Cet épiphanie était d’autant plus intense et merveilleuse que je pensais avoir fait d’une pierre deux coups. Un, je neutralisais une expression à l’avenir douteux une bonne fois pour toute ; deux, je trouvais le moyen de conserver les contenus qu’elle promeut de manière ma foi assez habile.
« Ce ne sont ni les hommes, ni les passions, encore moins les idées qui mènent le monde. Mais les mots, rien que les mots. » (Bruno Tessarech, écrivain)
Alors comment nommer ces entreprises et ces administrations qui, nonobstant le poids écrasant de la tradition et des puissants lobbies qui les soutiennent, s’aventurent à changer de modèle en mettant en avant des dispositifs organisationnels innovants ?
Je vis donc dans l’azur de mon imagination se détacher les mots suivants : entreprises délibérées.
“Je puis délibérer et choisir, mais non revenir sur mes pas quand j’ai choisi. ” (Alfred de Musset, poète, écrivain, dramaturge)
On n’avait donc plus à se libérer de quoique ce soit. On faisait même mieux, on les dé-libérait. Le suffixe « de » ou « dé » indique, comme on le sait, une séparation, un écart, une négation. On pouvait donc éliminer de nos cartes mentales la notion gênante de liberté qui dans la tête du manager résonne souvent comme le début du chaos mais en même temps on faisait de la délibération le centre névralgique de l’activité productive. Car en effet, l’entreprise délibérée est délibérative mais de manière délibérée c’est-à-dire assumée, décisive, audacieuse, assurée, intentionnelle, voulue, réfléchie comme l’indique le dictionnaire des synonymes.
« Le juste équilibre à réaliser entre la délibération et l’action est la difficulté des gouvernements et des individus. » (Charles Dollfus, philosophe, essayiste)
La délibération au sens le plus strict implique un dialogue et un ou plusieurs mécanismes de décision. Ceci dit, elle ne remet pas en question la position ou le bien-fondé de celui ou de celle qui la prend et donc ne devrait pas froisser a priori ces egos récidivistes en quête de rassurance. Dit différemment, la délibération rameute l’intelligence collective qui, on le sait, n’a pas pour but de prendre la place du calife mais de raffermir sa légitimité.
“Délibère lentement et exécute lestement.” (proverbe italien)
La délibération, contrairement aux idées reçues, a cela aussi qu’elle a une vocation essentiellement pratique (celle de décider ou de créer des règles) ce qui la met en phase avec l’activité productrice (qui ne désire pas s’enfoncer dans les sables mouvants de concepts comme celui de « liberté »). Elle est aux organisations, ce que le repérage est au cinéma : un moyen pour éviter de ruiner des tournages. Pratique, la délibération est aussi réaliste. Elle reconnaît et valorise la réalité des intérêts divergents mais sous la forme de composants vitaux, un peu comme des ingrédients d’un plat à préparer et non de fins en soi, court-circuitant ainsi la possibilité d’un repas. On pense souvent les organisations comme des organismes, on devrait à mon sens les présenter plutôt comme des cuisines.
“Avant de commencer à agir, il faut délibérer.” (Salluste, homme politique, historien d’origine plébéienne)
La délibération recherche la convergence des intérêts plutôt que leur subsomption dans une sorte de printemps harmonieux. Quel que soit la recherche de divertissement que les anglo-saxons résument si bien par le terme de « fun », et qui aurait tendance à masquer les nombreuses rivalités en jeu dans une organisation, la délibération reste profondément protestante et donc en accord avec les principes même du capitalisme qu’elle a fondés. Elle tient plus de l’art et de l’intelligence que du bac à sable. Elle vise l’instauration plutôt que l’inspiration (bon, là, j’ai finalement trouvé un truc cryptique à dire) .
« Tout art et toute recherche, de même que toute action et toute délibération réfléchie, tendent, semble-t-il, vers quelque bien. Aussi a-t-on eu parfaitement raison de définir le bien: ce à quoi on tend en toutes circonstances. » (Aristote, philosophe et tuteur d’Alexandre le Grand)
L’esprit de la délibération invite à la prise en considération de points de vue opposés et donc favorise des régimes d’équivalence. Or l’équivalence est un puissant moteur de motivation parce qu’elle sous-entend la reconnaissance. Pas besoin de lire ou de relire « La Lutte pour la reconnaissance » du sociologue allemand Axel Honneth pour convenir qu’elle est un moteur puissant de l’engagement. Ce faisant, elle incite à la coopération et développe la confiance qui sont les deux éléments les plus importants pour qu’une organisation optimise ces capacités productives.
“Le théâtre, c’est la passion des hommes et la délibération des citoyens assemblés dans le tourment de la représentation.” (Michel Deutsch, écrivain, dramaturge, traducteur, scénariste et metteur en scène français)
Mettre en délibération exalte des valeurs de respect, condition indispensable à la collaboration entre personnes opposées. Elle favorise la fabrication d’un sens commun à l’action et en particulier « the primary task » que les entreprises ignorent souvent ainsi que les modalités les plus efficientes de son effectuation.
Le général Bonaparte était extrêmement ignorant dans l’art de gouverner. Nourri des idées militaires, la délibération lui a toujours semblé de l’insubordination. (Stendhal, écrivain)
Créer un espace, un processus, et des outils de délibération d’une manière délibérée tel est le but que nous assignons aux organisations qui désirent réaliser au plus haut leur potentiel, définit ici non seulement sous l’angle de la performance mais de sa viabilité c’est-à-dire d’un ensemble de dispositifs qui la pérennise. Et nous les appelons : la communauté.
Qu’en pensez-vous ?