Quel est le problème avec la collaboration ? A priori, tout le monde, ou presque, s’entend pour dire que c’est le futur des entreprises, des organisations et même du travail.
Le problème c’est qu’on voit mal sur quoi elle débouche. Alors oui, d’un côté c’est une évidence : on collabore dès qu’on est plus que trois et que notre activité atteint un certain seuil de complexité. Mais est-ce que collaborer signifie autre chose que la nécessité d’être ensemble pour réaliser une tâche ou un projet qu’on ne peut pas faire tout seul. Si oui, que nous dit-elle de cette manière de travailler ? Alors c’est vrai qu’on emploie souvent ce terme pour désigner des interactions, des comportements, des types de relations plus « humaines » entre justement des « collaborateurs », terme qui, comme par hasard, remplace celui plus sec et plus désincarné d’employé qui traduit la réalité des personnes. Ma thèse sera la suivante : en soi la collaboration ne dit rien sur la dynamique organisationnelle. C’est une notion floue qui, de plus, confond et rend invisible la nature des véritables interactions entre les gens. Il est donc nuisible à la performance des organisations qui ont besoin de clarté et de repères.
J’en veux pour preuve ceci : on dit par exemple que les collaborateurs ont des objectifs communs, mais n’ont-ils pas aussi souvent des objectifs concurrentiels ? Lesquels l’emporteront ? Et puis n’est-il pas vrai que l’objectif commun ne représente généralement qu’une petite partie de leurs responsabilités ? Alors comment l’investir, comment le mesurer, comment le vivre ? Et qui arbitrera les différents ? Résultat, on confond collaboration et travail d’équipe dans laquelle les actions sont interdépendantes, les décisions sont communes ou très rarement unilatérales, et l’autorité clairement identifiée. Rien de tout cela dans la collaboration.
Tout ceci est rendu encore plus opaque par la place centrale qu’occupe l’individu dans l’imaginaire de la réussite. On parle très souvent de cheffes, de leader, d’employé du mois ou de la semaine, bref de héros, d’individus aux super-pouvoirs comme si cela traduisait la réalité de l’efficacité du travail. La collaboration – qui n’existe dans aucune discipline systémique, biologie, physique, ethnographie, sociologie – c’est l’action collective vue depuis l’individu. C’est 5=1+1+1+1+1. Ainsi, le manuel collaboratif s’intéresse aux comportements individuels et parle soit d’obéissance et de loyauté, soit de bienveillance, d’écoute, d’empathie, de respect selon qu’on épouse tel type de management ou tel autre.
En réalité, ce ne sont pas les individus qui sont à la source de la réussite des organisations mais leurs interactions. Or ces dernières ne se limitent pas au comportement mais se structurent à partir de la manière dont les personnes perçoivent leurs actions en fonction de celles des autres.
Dans une équipe de foot, la performance – gagner un match – n’est pas seulement le fait de la personne qui marque le but mais de la manière dont les autres (défenseurs, milieu de terrain, ailiers, soigneurs, coach, etc…) conçoivent leur activité comme étant liée au succès du buteur quel qu’il soit et vice versa. Le butteur sait que son succès est dû à la réussite des actions des autres membres de l’équipe.
Il est donc faux de dire que les interactions sont le résultat de l’addition de compétences individuelles mais plutôt que les personnes dans les organisations interagissent à partir de la manière dont elles perçoivent comment leurs objectifs sont liés à ceux des autres.
Quelques définitions
On peut passer maintenant à quelques définitions.
Si la réalisation de mes objectifs a un impact positif sur ceux des autres, on parle de coopération ; si leur réalisation impacte négativement ceux des autres, on parlera de compétition ; enfin si leur réalisation est neutre, on parlera de but individuels. On voit tout de suite que selon l’approche choisie, les affects, l’orientation, l’assistance, la communication, l’influence et les attitudes des personnes seront différentes et par conséquent différents aussi seront leurs comportements, leur performance et leur état de santé.
Il me semble que de très nombreuses confusions engendrées par le terme de “collaboration” peuvent se résumer à ceci : d’un point de vue organisationnel, il n’y a que trois types de dynamiques : coopérative, compétitive ou individualiste. Rien de collaboratif. La collaboration n’est pas un dispositif structurant. La véritable question est donc de savoir si, sous les dessous d’un discours “humaniste”, vantant les mérites de l’autonomie, de la responsabilité ou du bien-être, les organisations travaillent en réalité à cimenter une culture individualiste, compétitive ou coopérative.
Dans la coopération, les personnes perçoivent la réalisation de leurs objectifs en fonction des objectifs des autres comme étant positivement corrélée : le mouvement vers les objectifs de l’un facilite les objectifs de l’autre.
En compétition, les personnes perçoivent leurs objectifs comme étant liés négativement : le mouvement vers ses propres objectifs interfère avec ceux des autres et rend leur réalisation moins probable.
Dans l’individualisation, les personnes perçoivent leurs objectifs comme non liés. Le mouvement vers les objectifs de l’un ni ne facilite ni n’entrave les objectifs de l’autre. C’est le cas des examens par exemple ; c’est aussi celui des activités libérales (médecins, avocats, etc).
La coopération s’oppose donc à la compétition et à la démarche individuelle et non à la collaboration qui, comme j’espère vous en avoir convaincu, n’a pas sa place dans la structuration d’une dynamique organisationnelle.
C’est Morton Deutsch qui, dans les années 60, fut l’un des premiers à s’intéresser à la différence entre coopération et compétition dans les organisations. Sa méthode était pour le moins originale. Il disait : considérons deux types actions, une efficace, l’autre « maladroite ». La première est celle qui aide à atteindre ses objectifs, la seconde celle qui s’en éloigne.
Dans la coopération nous dit Deutsch, l’action efficace de l’un aide les autres à atteindre leurs objectifs, elle est positivement valorisée. Quant aux actions “maladroites”, elles ne profitent à personne et donc sont valorisés négativement.
Résultat : les personnes qui coopèrent essaient d’influencer les autres et sont ouvertes à être influencées lorsqu’elles tentent d’agir efficacement et d’atteindre leurs objectifs.
En revanche, les actions « maladroites » dans un contexte de compétition sont perçues comme pénalisant les autres : elles peuvent donc être substituées à nos propres actions efficaces et sont valorisées positivement. Une athlète peut gagner une course soit parce qu’elle court plus vite soit parce que sa rivale s’est tordue le pied. Dans les deux cas, elle gagne.
Résultat : les personnes en compétition sont sceptiques quant à l’influence des autres car elles pensent qu’elles n’essaient pas d’aider leur action efficace ou la réalisation de leurs objectifs.
En supposant que les personnes accomplissent plus d’actions efficaces que maladroites, Deutsch avance les résultats suivants :
- Les personnes qui coopèrent attendent des autres qu’ils les aident efficacement à atteindre leurs objectifs et qu’ils s’entraident effectivement. Les personnes en compétition soupçonnent que les autres ne les aideront pas à atteindre leurs objectifs ; elles peuvent même aller jusqu’à faire obstacle aux autres pour augmenter leurs propres chances d’atteindre leurs objectifs.
- La communication tend à être précise et les demandes accordées en coopération, car les personnes identifient les problèmes en fonction d’un horizon commun et s’entraident. Les personnes en compétition ont tendance à soupçonner les messages et l’influence des autres, car ils peuvent les détourner de leurs objectifs
- Les personnes qui coopèrent se répartissent les tâches et s’encouragent mutuellement à les accomplir afin que chacun puisse progresser vers ses objectifs. Les concurrents doivent accomplir les tâches eux-mêmes ; ils peuvent même essayer de réduire les efforts des autres car ceux-ci peuvent interférer avec leurs propres objectifs
- Dans la coopération, la valeur positive accordée au comportement efficace de l’autre est généralisée en une attitude positive envers l’autre. En revanche, les personnes en compétition ont tendance à ne pas aimer les autres qui sont considérés comme pouvant frustrer leurs objectifs.
Pour certaines personnes le terme de « collaboration » a une charge affective élevée. Elles pourraient donc être heurtées par ma proposition de l’abandonner séance tenante. C’est qu’en général elles l’emploient pour désigner des formes hautes (respect, attention, bienveillance, authenticité) voire éthiques des interactions entre personnes. Mon propos n’est pas de critiquer ces modes de relations mais de dire que la collaboration – qui d’ailleurs possède aussi une connotation très négative – ne désigne pas une dynamique organisationnelle qui, pour moi est porteuse de mécanismes qui influent directement sur la performance.
C’est pourquoi j’explique l’échec des mise en place de nouveaux modes de management (distributif, participatif, autonome, agile, etc…) non pas parce qu’ils ne sont pas efficaces mais parce qu’ils le seront en regard de la culture que l’organisation favorise. Ce n’est que dans le cas d’une culture coopérative qu’ils, premièrement, pourront prendre racines durablement, deuxièmement, s’épanouir, et troisièmement, délivrer les résultats escomptés.
Alors bien sûr, toutes les organisations sont des mélanges de coopération, de compétition et même d’individualisation, mais il y aura une tendance générale ou encore des poches “coopératives” ou “compétitives” et c’est à l’intérieur de celles-ci que ces nouvelles démarches managériales seront soit propices soit gaspillées.