Réflexion sur la question du « buzz » de l’entreprise libérée, suite à l’interview de M. Bernard Radon dans HR Today.
Et si, dans votre manière de penser, vous exploriez une autre manière de « gérer » une entreprise ? A savoir un collectif de personnes, toutes et tous engagés pour la réussite d’une mission et donc, capables de discerner, de prendre de décisions, de dialoguer, d‘avoir une attitude et des comportements en cohérence avec des valeurs collectives qui ont du sens pour chaque personne ?
Ce début de questionnement fut, je dois l’avouer, mon positionnement réactif à la lecture de cet article. Puis, je me suis demandé pourquoi un media tel que HR TODAY, manifestement engagé dans la promotion des politiques RH nationales, partageait à ses lecteurs non pas une vision contradictoire à un mouvement tel que « l’entreprise libérée » – ce qui est fondamental pour développer un esprit de dialogue – mais plus en offrant un canal de promotion pour une « academy » dont la base marketing se résume dans un slogan en fin d’article que je qualifierai de sécuritaire : « faire preuve d’autorité avec succès » !
En tant que maître d’enseignement à la HES-SO Valais et responsable académique d’un CAS dans le cadre du master « Strategy & Quality Management », spécialiste de par mes recherches et ma pratique de coach dans le domaine de la gestion du changement et de la transformation organisationnelle, je désire ouvrir mes croyances certes, mais également partager mon expérience de terrain, que ce soit avec des étudiants, des professionnels en formation post-grade, des opérationnels, des managers et des responsables de PME. Il est vrai que mon expérience de multinationales est plus faible ; mon hypothèse est que le type de posture managériale défendue par Bernard Radon semble au demeurant plus rassurant avec une forme d’organisation dont la raison d’être oscille bien davantage avec les indicateurs boursiers que pour construire une communauté d’intérêts avec toutes les parties prenantes sur la base d’une relation de confiance. Je m’explique.
Il y a confusion entre pouvoir et autorité. Crozier & Friedberg l’ont en effet bien démontré : on peut exercer du pouvoir sans autorité, mais on ne peut pas exercer de l’autorité sans pouvoir ! L’autorité est fondamentalement liée à la responsabilité d’obtenir des résultats, en regard de la mission. Pas le pouvoir ; d’où le risque d’abus de pouvoir lorsqu’on agit en son nom propre et pour atteindre LE succès. Or, prendre son autorité repose sur une forme de pouvoir (personnel, instrumental, institutionnel). C’est justement ce que recherche l’organisation libérée : le but est que les professionnels prennent un rôle dans un système et pour ce faire, chacun a besoin d’être au clair quant aux buts du système qui sous-tendent son autorité. Concrètement, prend-on une décision au nom d’une mission commune (contrôle des actions) ou au nom de son ambition personnelle et donc, de facto, de son besoin de contrôler les personnes ?
Là où je rejoins Bernard Radon, c’est que parfois, les personnes qui tiennent un rôle d’autorité sont de moins en moins convaincus de leur droit d’exercer cette autorité (donner ou demander des informations). Et le corolaire est qu’ils montrent en même temps une résistance de plus en plus grande à laisser ce droit à d’autres : ce qui serait un risque dans une entreprise qui souhaite offrir une alternative au modèle traditionnel hiérarchique.
Il y a méconnaissance du concept de bienveillance. Me référant aux recherches passionnantes de Juliette Tournand, l’auteur aborde la question de manière bien plus complexe que simplement « paraître sympa » en tant que manager ! La démarche vise le développement maximum de la coopération au sein d’une organisation en considérant que celle-ci repose sur trois forces : la bienveillance, la clarté et la réciprocité. La stratégie à adopter : s’engager avec un regard positif sur soi, les autres et les solutions pour créer les conditions de son émergence. L’esprit de bienveillance favorise la prise d’autorité avec authenticité et intégrité ; de tous les acteurs qui coopèrent pour la réalisation d’une mission. Les travaux de Isaac Getz ont démontré que ce sont les salariés qui identifient les problèmes et les opportunités. « Libérer l’entreprise » revient ainsi à libérer l’initiative et la responsabilité des employés, leur faisant confiance dans le fait qu’ils vont prendre des décisions et agir dans ce qui est bon pour l’entreprise, ce qu’ils décident comme les meilleures pour réaliser la vision de l’entreprise. Ainsi, le rôle des managers change. De contrôleurs et décideurs, ils deviennent des soutiens et des sponsors au service de leurs équipes. Ils s’assurent d’établir un climat de travail où la prise de parole n’est pas un risque, où la divergence de point de vue est une opportunité pour converger vers un nouveau mode d’organisation, dont le processus est l’autodétermination, principal facteur motivationnel.
Il y a un aveuglement de l’impact économique et social. Tout responsable d’entreprise vise la rentabilité. Etonnant de constater que les entreprises qui libèrent les productifs des improductifs performent ! Dans ses recherches, Isaac Getz a calculé un taux de croissance organique moyen de 15% avec des marges importantes. Robert Sutton, auteur de l’ouvrage « objectif zéro sale con » (voir mon autre article sur le blog) a fait également la démonstration d’une augmentation de l’efficience chez tous les employés de l’entreprise. Jean-François Zobrist, alors patron de FAVI en Picardie a calculé l’augmentation des cadences dans la fonderie de 20 à 30% une fois qu’il a réglé avec les ouvriers la question d’une prime de chaleur qui était fixée en fonction d’une température moyenne. Celle-ci fut accordée automatiquement de sorte que la priorité soit le confort des travailleurs. De même, une prime unique basée sur 6% du cash-flow fut partagée à stricte égalité pour tous les employés, quelle que soit leur fonction. Quel impact ? Le cash-flow est monté certaines années jusqu’à 25%, ce qui a permis aux ouvriers d’avoir touché jusqu’à 18 mois de salaire. Or, ce qui est frappant lorsque l’on entend les travailleurs dans divers reportages c’est que l’élément majeur de leur motivation est le POURQUOI ils travaillent ; et non plus le comment !
Je fais le constat que bien des personnes ne trouvent pas ou pire, plus de sens dans leur activité professionnelle. Je fais le constat de l’augmentation constante des coûts en milliards chaque année pour la Suisse engendrés par les questions de Santé au travail, dont la cause principale est la gestion des structures au dépend de l’organisation. La réalisation du film « burning out » par Jérôme Le Maire est un extraordinaire plaidoyer pour le développement d’une organisation qui ait du sens pour les salariés. Et là réside, me semble-t-il, l’extraordinaire puissance d’une organisation libérée : celle de considérer tous les acteurs comme des sujets capables de penser, d’apprendre collectivement et de définir ce qui est juste et bien pour le développement économique et social de leur entreprise !