(*cet article est une synthèse de ma contribution à un ouvrage collectif en cours de rédaction sous la direction du prof. Michel Arcand, diffusion prévue en automne 2018)
1. POURQUOI CHANGER ?
Les entreprises aujourd’hui font face à une augmentation non pas seulement du nombre de changements mais du rythme du changement lui-même. Qu’il s’agisse de conditions internes ou externes, que la source se trouve dans l’approche différente de la notion du travail par les jeunes employés, ou d’un certain impérialisme de la digitalisation, du contraste entre les potentiels de connexion technologique et le sentiment de déconnexion humaine à travers d’incessantes restructurations au gré des fluctuations économiques, ou de l’emprise des actionnaires sur la conduite des entreprises, toutes ces « réalités » requièrent de mon point de vue une transformation capitale : le transfert de la gestion des personnes vers celle des actions. Car, quoi qu’en disent certains manuels de management, j’affirme volontiers que la priorité managériale est profondément humaine – et non pas technologique !
Mon postulat : toute personne peut adhérer à un projet de changement du moment qu’elle y trouve du sens. Cette approche de la conduite du changement requiert techniquement une modification de nos modes d’organisations trop (con)centrées sur le renforcement de la hiérarchie et du contrôle des personnes, au détriment des actions et des projets…
Quand on mise sur l’émergence et non plus sur le contrôle abrutissant des esprits, la mission première du management est d’accueillir ce qui émerge. Et cette émergence devient le matériau initial de toute transformation ; de ce que nous faisons et de ce qui peut être amélioré.
1èreproposition : car un changement est une source d’innovation organisationnelle
Les organisations doivent aujourd’hui faire face à des défis économiques, sociaux et environnementaux sans précédent. Ce qui est paradoxal dans ce contexte, c’est que la majorité des industries restent pourtant traditionnelles avec, pour la plupart, une gouvernance hiérarchique et fortement axée sur la compétition. Dans le cadre d’une récente recherche effectuée avec ma collègue Anouk Bonnemains de l’Université Savoie Mont-Blanc (Bonnemains & Pillet, 2017), nous avons interviewé des décideurs économiques et touristiques qui s’accordent sur le fait que la production d’une expérience repose pour le client sur la mobilisation des ressources et des prestations présentes dans un territoire (et non un lieu spécifique). Il n’en reste pas moins que le frein principal à ce développement réside dans la difficulté de ces mêmes acteurs à coopérer. En effet,modifier les modes de collaboration nécessite de repenser les formes d’organisation et de considérer le changement organisationnel comme un critère central du développement économique.
Le processus même d’innovation organisationnelle ne se gère pas ; par contre, ce qui doit être géré, ce sont les tensions qu’il provoque. Car l’organisation se trouve dans un équilibre provisoire susceptible d’être modifié à tout instant, voir interpellé par la dynamique des acteurs engagés dans le développement d’un projet perturbant les règles en place. Là réside tout l’art de gestion des leaders : gérer cette tension afin de créer un environnement suffisamment favorable pour que les individus soient disposés à partager leur génie, mais aussi suffisamment conflictuel pour améliorer les idées et susciter de nouvelles réflexions.
2èmeproposition : car nous avons l’opportunité de changer de logique où tout acteur peut être leader du changement
Développer, innover… sont des termes à la mode ! Ils ont pourtant un corolaire : une perturbation. L’ordre et le désordre se suivent partout et tout le temps dans la nature. J’apprécie donc tout particulièrement cette vision « organique » de l’entreprise, qui s’oppose à UNE vision machinique réduite au contrôle des processus. Dans une vision systémique, les acteurs ne seront plus soumis à un contrôle des personnes, mais adhéreront à un contrôle de leurs actions, ce qui implique une reconnaissance de leur interdépendance et la diversité de leurs compétences. Mobiliser de manière efficiente leurs acquis individuels dans un projet commun nécessite un lien avec la raison d’être de leur organisation ! Quand une organisation exprime sa raison, elle permet à ses membres de répondre à cette question géniale: pourquoi (et pour quoi) exerçons-nous notre activité ? Quel sens cela a-t-il pour nous?
Ce n’est donc qu’en se sentant connecté à d’autres personnes que le sentiment d’appartenance peut vraiment s’établir entre les membres d’une organisation ; et par là établir la configuration la plus compétitive possible pour l’entreprise, car les groupes collaboratifs sont les plus résistants et les plus performants !
3èmeproposition : car certaines approches ne sont plus performantes ! Nous proposons de développer les leviers et les forces plutôt que les freins et les faiblesses
J’aime à envisager l’accompagnement du changement sur la base d’une maxime formulée par Philippe Gabillet dans une de ses remarquables conférences[1]soit : « optimisme de vision et pessimisme de chemin ! ».
Cette anticipation positive de « ce qui va se passer » diffère de celle largement répandue qui consiste à « optimiser » ! Cette attitude managériale et psychologique d’optimisation de la réalité l’imagine comme réalisable. Face à l’incertitude qu’occasionne tout changement, une posture qui suppose qu’il existe des options et un développement favorable me semble non seulement souhaitable mais plus efficace. Cela requiert un sentiment de confiance dans l’évolution du processus.
Il y a donc des liens à explorer entre cette attitude et la mobilisation des acteurs lors d’un changement. Je crois fortement que le développement des compétences optimistes favorise l’intrapreneuriat, la résilience collective ou la bienveillance, des ingrédients tant nécessaires que puissants pour la transformation organisationnelle.
4èmeproposition : car pour déployer une logique d’innovation il faut créer et gérer des asymétries de connaissances
Si nous admettons l’hypothèse d’une transformation profonde de l’environnement compétitif en un environnement coopétitif, cela a pour conséquence de s’interroger sur le bien-fondé des stratégies et des procédés traditionnels. Or, le principal obstacle à la mise en œuvre de tels processus d’innovation est « endogène ». En effet, mettre en place un système coopétitif insiste sur la capacité à créer et à gérer un système asymétrique mais simultané entre coopération et concurrence. Cette gestion dans le processus du changement vise à ne pas consolider des routines déjà bien installées et ne pas renforcer les cadres cognitifs dominants des dirigeants. Nous proposons ainsi des formations atypiques pour ne pas maintenir une compréhension des enjeux et de leur possible résolution limité à des schèmes mentaux souvent dépassés.
2. COMMENT OPÉRER LE CHANGEMENT ?
Une période d’apprentissages collectifs : la capitalisation cognitive
L’organisation apprenante ne saurait voir le jour que lorsque l’expérience et les connaissances sont méthodiquement recherchées, valorisées, diffusées et partagées. Au sein d’une organisation apprenante, c’est-à-dire qui devance ou insuffle le changement plutôt que de l’attendre pour réagir et le suivre, la créativité et l’innovation ne seraient pas simplement tolérées ou même assumées, mais encouragées, voire célébrées.
Le processus de « co-création » : explorer « le futur par l’action »
Co-créer n’est pas le simple fait d’une réalisation créative entre plusieurs personnes ! Pour Scharmer (2012), « co-créer » consiste à concrétiser un projet par itération en développant des prototypes. Le processus exige l’intégration en continu des retours des partenaires clés pour « dialoguer », et ce principalement avec les clients. Il s’agit ainsi d’explorer « le futur par l’action » ; ce qui fait appel à un changement qualitatif de la pensée.
La dimension collective est essentielle pour générer une innovation organisationnelle
Le développement de pratiques de co-création génère une « rupture fonctionnelle » dans le sens où les acteurs, de par leur appartenance au projet et donc à l’organisation, contribuent tout autant à son développement qu’à capter une partie de son bénéfice. La tâche première de ce mode d’organisation n’est plus tant de produire que de créer les meilleures conditions pour que chaque acteur, interne ou externe à l’organisation, puisse participer et contribuer au développement de celle-ci.
3. QUELS SONT LES INDICATEURS ?
La conduite du changement est un ensemble d’opérations à effectuer au sein d’un environnement complexe. Celles-ci doivent permettre aux acteurs de s’adapter soit aux changements qu’ils ont initié et à l’évolution de l’environnement qu’ils subissent. L’accompagnement du changement a pour but d’atténuer les résistances et d’accélérer la transition vers la situation désirée par l’intermédiaire d’une compétence organisationnelle.
Pour réaliser cet accompagnement au changement, nous proposons un pilotage qui comporte une série d’étapes structurées, à l’image des bateaux pilotes dans un port. Chacune d’elles favorisant l’adhésion des participants et assurant une progression maîtrisée :
- La transformation du modèle de gouvernance ;
- Le développement de deux dynamiques : l’exploration et l’exploitation ;
- Le prototypagecomme l’expression pratique du processus de transformation à la fois individuel et organisationnel ;
- La communautéqui devient symboliquement un espace où les acteurs cherchent, explorent pour mieux comprendre leur situation et ainsi peuvent décider ensemble des actions à entreprendre.
Pour s’assurer que la transition s’opère d’une façon douce, profonde et évolutive, nous préconisons la construction d’un espace tiers résultant de la négociation entre les groupes impliqués d’un territoire.
Notes bibliographiques :
Bonnemains, A., Pillet, A. (2017). Comprendre les freins des acteurs du tourisme à travailler en réseau. In Pour une économie touristique performante Franco-Suisse : de l’étude à la création et au développement de réseaux d’entreprises des services touristiques. Programme INTERREG A France-Suisse 2014-2020. Université Savoie Mont-Blanc, HES-SO.
Scharmer, O. (2012). Théorie U : diriger à partir du futur émergent. Orléans : Pearson éducation.
[1]https://www.youtube.com/watch?v=heK6ncyj-F4ou https://www.youtube.com/watch?v=PPdiky0MwyA